DE LA RELATION INVERSEMENT PROPORTIONNELLE ENTRE LA VALEUR SOCIALE D’UN TRAVAIL ET LA RÉMUNÉRATION QUE L’ON PEUT ESPÉRER EN RETIRER
Ou, pourquoi un ripeur, une infirmière ou un professeur gagneront forcément moins qu’un banquier d’affaires, un cadre de la publicité ou un comptable fiscaliste.
- On constate que les métiers les plus importants socialement sont les moins bien payés. Il existe un fossé énorme entre ces métiers d’utilité sociale, peu considérés, et des métiers nuisibles, mais à très haute rémunération. Prenons différents exemples mettant en avant l’utilité de ces métiers et l’inutilité de certains autres. Pourtant invisible, une grève des personnels d’entretien serait catastrophique. C’est pour cela qu’une grève des éboueurs à Marseille durera moins de dix jours, tout simplement parce que la ville deviendrait rapidement insalubre. On se rend tout aussi subitement compte de la paralysie engendrée par les grèves des personnels des transports. Il existe pléthore de ces métiers essentiels. Comme ces infirmières faisant tourner à elles seules les hôpitaux et dont les États-Unis connaissent une grave pénurie, ces employés de crèche payée 14 700 euros ou ces pompiers à 18 000 euros par an. Bien loin, les 5,5 millions d’euros annuels des banquiers de la City ou les 565 000 euros d’un cadre de la publicité dont leur temps respectif consiste à accaparer les fruits du vrai labeur accompli par d’autres ou à créer des besoins stériles à partir de manipulation psychologique.
En parallèle, les crises institutionnelles de la Belgique l’ayant privée de gouvernement pendant 541 jours ou le fonctionnement d’Uber sans PDG, directeur général, directeur financier, et directeur marketing, à la suite de leur démission, n’ont eu aucune conséquence sur leurs activités.
Pourtant, cela n’empêche pas les politiques d’austérité, à l’image du Royaume-Uni avec des parlementaires « allant jusqu’à pousser des hourras collectifs au moment de voter contre des propositions de loi qui prévoyaient des augmentations de salaire pour les personnels hospitaliers ou les policiers. On sait que ce parti, au même moment, regardait avec beaucoup d’indulgence la montée en flèche des salaires des banquiers de la City qui, quelques années plus tôt, avaient mené l’économie mondiale au bord de l’effondrement » (p. 299).
- Pire que cela, « la majeure partie de la population, prisonnière de boulots qui ne sont qu’une mascarade voue une animosité et même un mépris aux personnes qui exécutent les tâches socialement les plus utiles et à celles qui n’occupent aucun emploi rémunéré » (p. 32). « Les tabloïds se déchainent contre les cheminots qui paralysent le métro londonien pendant des négociations conflictuelles. Le fait que ces travailleurs puissent mettre la ville à l’arrêt montre que leur travail est indispensable, et c’est précisément ce qui semble poser un problème » (p.16).
Les études menées par David Graeber montrent ainsi que 50% des métiers pourraient disparaitre du jour au lendemain sans que cela n’ait une quelconque conséquence sur le monde. 42% des travailleurs considèrent leurs métiers comme inutiles, voire nuisibles. Son ouvrage, Bullshit Jobs met aussi en avant la montée en croissance de la bullshiterisation de l’économie, à savoir l’explosion des métiers d’encadrements, qui n’encadrent personne, mais font perdre du temps et de l’énergie à tout le monde. « On pourrait probablement ramener la semaine de travail réel à quinze heures, ou même à douze, et personne n’y verrait que du feu » (p.108). Peut-être aurions-nous là le moyen le plus efficace de lutter contre le réchauffement climatique ?
Cette différence de traitement s’explique probablement par l’animosité de ces travailleurs coincés dans des métiers qui ne leur convient pas. La plupart d’entre-nous avons perdu le sens de notre travail, justement du fait de cette bullshiterisation avancée de l’économie. Forcé d’accomplir des métiers vides de sens, nous voilà en proie à l’envie. Une seule contrainte nous prévient cependant de franchir le pas en direction d’un métier plus épanouissant : la perte de la rémunération associée à notre métier, à la fois prestigieux et futile. Ainsi concluons-nous faussement, tout comme Sénèque avant soi, que toutes vertus portent leurs récompenses en elles-mêmes (virtutum omnium pretium in ipsis est). Il faudrait, en plus d’avoir un métier essentiel, que ces travailleurs aient une rémunération décente ? Justement, c’est le manque d’essentialité qui nous fait défaut et qu’on aimerait accaparer. Qu’est-ce donc que ces travailleurs qui réclameraient le beurre et l’argent du beurre ? Qu’ils s’estiment heureux de posséder ce que tout le monde leur envie.
La mise en place d’un revenu identique pour l’ensemble des membres de la société (réflexions du philosophe G.A. Cohen), permettrait de pallier ces problèmes. En outre, sa logique est imparable :
- Une personne talentueuse est « douée ». Elle possède un don qui l’avantage. Il ne fait donc aucun sens de lui accorder un avantage supplémentaire, un surplus d’argent par exemple, pour cette raison même.
- Des personnes travaillent plus durement que d’autres. S’ils le font, car ils possèdent une plus grande capacité de travail, il est là aussi absurde de récompenser l’avantage inné dont ils disposent (voir le point 1.).
- Si on montre qu’une personne travaille effectivement plus que d’autres par choix et non par contrainte, ses motivations peuvent changer d’une personne à l’autre. Si ses motivations sont altruistes, elle produit davantage, car elle souhaite être bénéfique à la société. Si ses motivations sont égoïstes, elle cherche à accaparer pour elle-même une plus grande part de cette production.
- Dans le cas d’une démarche altruiste, elle produit afin d’accroître la richesse mondiale. Lui octroyer une part disproportionnée de cette richesse irait à l’encontre de son objectif. Or, on se retrouve dans une société récompensant des personnes mues par des mobiles égoïstes.
- Puisque l’égoïsme ou l’altruisme sont des caractéristiques changeantes (on peut l’être tour à tour), il faut soit récompenser tous ceux qui se donnent du mal ou ne rien faire. Les altruistes seront entravés dans leurs efforts pour être bénéfiques à la société, les égoïstes dans leurs efforts pour être bénéfiques à eux-mêmes. Cependant, il est moralement plus logique de frustrer les égoïstes.
- Pour conclure, ceux qui se donnent davantage de mal ou sont plus productifs ne devraient pas être payés davantage ni même récompensés d’aucune autre manière puisqu’ils possèdent déjà des dons avantageux.
Plutôt que cette perspective, « de nombreux employeurs estiment désormais ne pas avoir à rémunérer les tâches qui sont gratifiantes d’une quelconque manière » (p.303), à l’image de ces stages que les étudiants doivent désormais payer. Ayant le fâcheux défaut d’être pauvres, comment les étudiants défavorisés et loin des centres économiques peuvent-ils amortir les frais liés aux stages au logement, et aux transports, s’ils ne sont pas rémunérés ? Il s’agit là encore d’une sélection absurde par l’argent, et non plus par les simples compétences ou la qualité de son réseau. Profondément ancrée dans nos sociétés, cette situation n’est pas près de changer. A moins d’un réveil citoyen ?